Las de tout, les triplés marchaient lentement dans les couloirs déserts de l’académie. Le soleil tapait et, malgré le fait qu’ils étaient tous les trois, bien morts et sûrement enterrés, il sentait bien que la chaleur pesait sur eux. Dans ces cas-ci, tout le monde n’avait qu’une envie : s’endormir et ne se réveiller que pour le dîner. Et les Seirei ne manquaient pas à la règle. Tout mous, tout endormis, ils avaient peine à voler jusqu’à une salle et n’arrivaient plus à réfléchir normalement. D’habitude, ils seraient soit en train de jouer aux cartes, soit en train de s’amuser intensément avec quelqu’un. Pour l’instant, leur cerveau marchait au ralenti et ils mirent plus de dix minutes et vingt-sept secondes pour se demander s’ils auraient assez de courage, de force, pour aller jusqu’à la salle de Merrykcle. Et ils mirent un petit peu moins de temps pour se rendre compte que ceci serait impossible.
L’aîné passa en premier au-travers de la porte d’une salle tandis que le petit dernier entrait, tête baissée et yeux au sol. Masaru, lui, voyait flou mais distingua quelques mots et déduisit après quelques éternelles minutes qu’ils pénétraient dans la salle de permanence. Aah... Cette chaleur était si terrible, si intense…
Les triplés se laissèrent tomber avec fracas sur les chaises alignés et, fermant les yeux, s’endormir presque en même temps. « S’endormir » ? Non. Plutôt, « laisser vagabonder sa pensée et ne prendre conscience de la réalité qu’après un moment indéfini ». Pourvu que ce moment dure longtemps…
* *
*
Mamoru se réveilla en premier. Regardant d’un air absent la fenêtre en face de lui, il constata que ce n’était pas le soir mais pas tout à fait l’après-midi. Le soleil allait presque se coucher mais il ne ferait sûrement ce geste que dans quelques heures. Se tournant vers les chaises où il avait vu ses frères pour la dernière fois, il sourit instantanément en découvrant un Minoru affalé sur trois chaises, bouche ouverte, sur le ventre, bave atteignant presque le sol tout juste nettoyé. Il avait tellement bougé dans son soi-disant sommeil qu’il était tout au bord des chaises et qu’un seul souffle de vent pourrait le faire tomber par terre. Quel imbécile, comme toujours. Se tournant, il vit le sosie du dernier dans une position plus classe, sans bave et sans bouche ouverte. Sans compter les cheveux qui étaient toujours aussi bien coiffés sans presque aucun épits. Masaru était assis en tailleur, tête pendante sur le côté, l’air très sérieux. De quoi rêvait-il ? Rectification : à quoi pensait-il ?
Alors que l’aîné allait se rapprocher de la personne en pleine méditation, il sentit une aura meurtrière juste derrière lui. Se retournant brusquement, il découvrit que la personne ne venait pas tout juste d’arriver : elle devait être là depuis bien longtemps.
Elle était plutôt très petite et très belle. Ses longs cheveux légèrement ondulés, châtains, brillants et soyeux faisaient ressortir ses deux grands yeux verts, tellement qu’ils avaient l’air de deux grosses émeraudes enfoncées et collées dans les orbites de la jeune femme. Elle devait sans doute avoir plus mais, à cause de son apparence de petite fille mignonne sans problème, Mamoru ne pouvait que penser que cette personne avait moins de 1200 ans. Mais le premier esprit Seirei n’était pas dupe : la fantastique professeure d’histoire de l’école lui avait fait apprendre par cœur tous les noms, prénoms, races et les têtes allant avec des élèves de l’établissement.
La journée étant presque terminée, la chaleur n’était plus si étouffante que le matin. Mamoru n’eut donc aucun mal a se souvenir du nom de la jeune femme devant lui. Elle s’appelait Akatsuki Sayuri et était une ennemie de sa Sensei. Etudiante d’honneur, elle n’était jamais venue en cours depuis le début de l’année et, malgré la première impression que tout le monde éprouvait sur elle, elle n’était qu’un sale vampire égoïste, sans-gêne et dégueulasse. Alors que faisait-elle ici ? Surtout qu’elle était entourée de bouquins, de feuilles doubles et de stylos.
Ne bougeant pas d’un pouce, Mamoru demanda, d’une voix égale, calme et basse, le regard toujours vide et dénué d’expression à cause de la petite pause qu’il avait prise.

« Tu cherche quelque chose, peut-être ? »

Encore un peu « fatigué » et surtout ennuyé, l’aîné se laissa tomber sur une chaise de nouveau et, essayant de garder les yeux ouverts et de garder le même volume pour ne pas « réveiller » les autres, il patienta, attendant la réponse du vampire trompeur.

Un œil entrouvert, Masaru observait la scène d’un air soupçonneux. Cette fille était un vampire, une manipulatrice et un étudiant d’honneur en plus de cela. Elle ne pourrait rien contre eux, enfin pas grand-chose dans tous les cas… Mais pour que son grand frère ose lui faire une telle proposition, c’était qu’il devait soit être fou, soit plus débile et naïf que Minoru ou soit qu’il avait quelque chose derrière la tête. Et vu son sourire pour le moins plus sadique que celui du second Seirei, la deuxième hypothèse était sans aucun doute fausse… Oui, c’est ça : validons la première.
Et puis l’aîné n’avait pas l’air d’avoir remarqué le soudain et rapide déplacement qu’avait fait la jeune fille petite, mignonne et très bizarre. Il n’avait pas du faire attention au liquide rouge brillant coulant le long du cou de cette dernière aussi. Enfin, de la place où était assis en tailleur Masaru, cela ne pouvait s’éviter : ses yeux s’étaient tout de suite posés sur lui dès que la Sayuri Akatsuki était revenue. Cela n’était peut-être qu’une impression mais Masaru pensait bizarrement qu’une nouvelle n’allait pas tarder à venir les rejoindre, lui et ses frères. Un nouveau fantôme ? Hum… Oui, c’était sûr et certain, il n’y avait aucun point commun avec ce sentiment et le sans doute jus de tomate glissant sur le cou d’un vampire, non, ce n’était que le hasard, qu’une coïncidence !
Il n’empêchait que la proposition de Mamoru était un peu débile. Tout le monde savait que les vampires n’étaient pas trop sympas quand ils perdaient. Eux aussi devaient être des pros de la triche mais le jeu de cartes sorti de la poche de son grand frère était le leur, ils avaient passé beaucoup de temps dessus et le connaissaient comme s’il était leur quatrième frère. Le Roi Scotchy, le huit de cœur, « the revenant of the war », comme ils l’appelaient si bien et tellement d’autres… Mamoru ne pouvait bien sûr que gagner, même sans ses deux autres frères. Et puis, ils avaient aussi un jeu de tarot. Vous croyiez peut-être qu’ils ne faisaient que regarder Merrykcle lorsque cette dernière passait du bon temps avec ses élèves chéris ? En parlant de cela… Est-ce qu’elle s’était suicidée à cause de la chaleur, elle ? Il irait vérifier avec Minoru ce soir et fera de son mieux pour que Mamoru s’inquiète comme un drogué professionnel qui n’a pas eu sa dose depuis plus d’une demi-heure. Ce qu’il faisait tellement bien…
Masaru allait se lever et s’immiscer dans la partie lorsqu’une autre voix, encore endormie mais bien forte, se fit soudainement entendre, le devançant de près.

« Vous alliez jouer sans nous ?! »

Masaru se leva donc et, prenant son visage de type vexé, il soupira, prenant sans timidité aucune la main de son petit frère.

« Pauvre Minoru… Regarde-moi ces égoïstes… Les vieux ne sont plus ce qu’ils étaient, c’est tellement démotivant. Avant ils n'étaient que des sales pourris complètement tarés et.... »
« Oui, ils disent que c’est nous qui leur manquons de respect mais c’est n’importe quoi ! »
« Euh...? Oui, nous devons nous révolter...! »

Minoru semblait plus sérieux et plus triste que jamais et, la voix tremblante et le « corps » presque entièrement flou, il se tourna rapidement vers Sayuri et Mamoru, déterminé et les poings serrés.

« Vous croyiez sûrement qu’on allait vous faire chier. C’est le cas : c’est moi qui décide maintenant alors on joue au keum’s, un point c'est tout. On le fait en cinq manches et le groupe qui perd aura un gage. Celui qui se plaint… Euh... Ne se plaindra pas longtemps, voilà ! »
« ... »

Masaru prit des mains de son grand frère le paquet de cartes et s’assit sur la chaise à côté de la jeune femme, sans un regard pour Mamoru, les bras croisés. Celui-ci se tourna vers le petit dernier, l’air désolé, presque prêt à pleurer.

« Minoru, je… »
« Je fais équipe avec Masaru maintenant. Ne me parle plus. »


La trahison… C’est moche.